« Le lieu était fait de tous les passants qui y avaient habité, ou plutôt qui l’avaient habité comme un habit, qui l’avaient endossé, et j’en tirais la conclusion qu’il n’y a pas de lieux sans acteurs récurrents, qui, d’une façon ou d’une autre, y reviennent toujours, à commencer par les morts « …
Patrick Prado
A l’heure de reprendre mon eau tissée, je consulte les cartes IGN à la recherche des carrés bleu-Guimet, je pense à la « constellation des lavoirs » dont certains ont disparu sous les ronces autour de Plouguerneau, je pense aux poèmes d’Anjela Duval.
« Anjela Duval est cette femme qui, pendant le jour, cultivait la terre de sa petite ferme, Traoñ-an-Dour, et qui, le soir, sortait ses cahiers et écrivait des poèmes, devenus parmi les plus aimés de la langue bretonne » peut-on lire sur le site https://www.anjela.org/
Duval, Traon, un nom, un lieu, un lieu qui donne un nom, un nom-lieu, des correspondances.
Elle est née au Vieux-Marché, dans les Côtes d’Armor le 03/04/1905 et morte à Lannion le 07/11/1981.



Je la « rencontre » par un très beau croisement de fils au cours de cette eau-dyssée lors de l’appel lancé pour traduire le chant breton de la Chapelle du Val à Plouguerneau (épisode précédent : série Rhapsodes # 9)
La chapelle du val, Notre Dame du Traon, et les poèmes d’Anjela Duval de Traoñ-an-Dour.
Un tissage de Marie France Dubromel, La mercière Ambulante, m’a donné , lors des derniers épisodes de l’eau tissée des lavoirs en Février, l’occasion de revoir certains films de son ami Patrick Prado, qui prit du temps pour répondre à ma demande de traduction, en interrogeant lui aussi autour de lui, en Bretagne. Originaire de l’île aux Moines, chercheur sur l’anthropologie des idées, explorateur et réalisateur de videos depuis les années 70, Patrick Prado a rencontré , filmé Anjela Duval à plusieurs reprises et a réalisé sur elle plusieurs films.
MON VILLAGE
Le Village est frappé de mutisme.
Il porte la couleur de la mort au cou.
Les battements de son cœur se sont arrêtés…
Je ne l’entends plus vivre.
Je ne l’entends plus parler.
Je ne l’entends plus chanter.
Je ne l’entends plus pleurer.
Ni rire, ni éternuer.
Ni tousser. Ni même soupirer !
Il est mort… Mort.
(…)
Finis les battoirs — et les Langues —
Autour des lavoirs
Couverts de lentilles d’eau.
Les sentiers où poussent les ronces
Les chemins charretiers envahis d’herbe haute
Un train au loin fonce vers la Capitale
Des oisillons conversent dans une langue obscure
Interrompus par le rire idiot du Pivert.
Anjela Duval 31 août 1967 (Traduction Paol Keineg)
extraits du site : https://www.anjela.org/
Oui il faudra que j’aille voir un jour les lavoirs couverts de lentilles d’eau du village d’Anjela Duval.

Il y a, je le vois, dans l’eau tissée des lavoirs bien plus que l’avoir, une envie de voir là.
Je relis le poème et je me demande, une fois encore ce qui me pousse dans cette eau-dyssée à la recherche de lieux définitivement perdus et pourtant toujours sous nos yeux. Sans doute le même élan qui m’a poussée cet été à réunir des présences, des voix, des récits, des poèmes, à tisser dans les airs et pour le vent le ré-enchantement par le partage d’histoires et de souvenirs sur l’eau, à inventer des forces motrices poétiques réactivant, au-delà des sciences d’aujourd’hui, la roue du Moulin du Bacon « mort …Mort » de Montreuil sur mer, figée depuis la fin des années 50.

Mais réactiver, réenchanter pourquoi ?
Et surtout comment ?
Les pourquoi faire et les « aqua-bon » nous guettent et nous entourent plus que jamais.
Je trouve des éclaircissements dans les mots de Patrick Prado dans les textes dits par la voix qui accompagne ses Basculements et avec laquelle je me sens en conversation.
« Ce bouleversement de la nature et des hommes entraine non pas la nostalgie devant un monde qui s’enfuit, mais la mélancolie devant un monde flottant qui disparait à mesure que nous apparaissons, que nous grandissons sans être remplacé par rien de vraiment nouveau, j’avais en réalité la nostalgie du futur qui n’adviendra jamais.«
« Il faut du temps pour faire un lieu.
Un lieu cela devrait être la rencontre de la géographie et des rêves, l’alchimie du temps, le grand jeu de l’existence«
Patrick Prado, Basculement
et dans certains de ses articles :
« Le lieu était fait de tous les passants qui y avaient habité, ou plutôt qui l’avaient habité comme un habit, qui l’avaient endossé, et j’en tirais la conclusion qu’il n’y a pas de lieux sans acteurs récurrents, qui, d’une façon ou d’une autre, y reviennent toujours, à commencer par les morts…
(…)la fabrique du lieu étant essentiellement liée, de bon ou de mauvais gré, à l’entraide, à la solidarité, c’est-à-dire, encore une fois, au «face-à-face».
Cette proposition n’est pas tautologique, elle parle des acteurs vivants (le face-à-face dans le temps horizontal synchrone) et de la relation aux acteurs morts (la mémoire longue dans le temps vertical diachrone). Les délieux, les lieux «déshistorisés», sont précisément des espaces sans qualité, sans histoire, sans mémoire, sans temps, qui fonctionnent comme des lieux zombies, des méta-lieux.
(…)
Insistons ici sur la singularité de la langue française, qui a besoin du lieu pour signifier le temps. «Avoir lieu» nous dit que quelque chose se passe, et se passe nécessairement quelque part, donc hors de la neutralité de l’espace.
Lieux et Dé-Lieux, Patrick Prado, 2010, Cairn Info
Un montage à partir de ses films sur Anjela Duval figure dans le 2eme numéro de la série intitulée « Basculement ».
Le n°1 se nomme Un Secret bien gardé (38 mn, 2008, CNRS). Ce film évoque la vie d’un village de paysans, Nevedic, en train de changer de nature par l’arrivée de jeunes urbains qui voulaient refaire le monde en pleine campagne bretonne.
Le n° 2 : Un monde enragé, Le temps d’Anjela Duval
Ce second film évoque l’autre côté de l’histoire à travers la vie, la voix et les poèmes qu’elle écrit d’une vieille paysanne qui parle de la fin de la paysannerie artisanale au profit de l’agriculture industrielle qui s’impose contre les paysans et leur langue, le breton. Cette expérience est celle de la majorité des paysans dans le monde globalisé actuel.
(Montage Marc-François Deligne, production Mirage illimité, Boemerezh, Centre national de la recherche scientifique, 28 mn, 2011) »
Mais parmi toutes ces quêtes et questionnements, peut-être simplement plus que tout ce soir, lire les poèmes d’Anjela Duval :

CHOSES DÉLICIEUSES
Par une journée torride, au milieu de l’été, aller laver à l’eau claire d’un lavoir à l’ombre d’un bouquet de saules.
Anjela Duval
Traduction Paol Keineg
extraits du site : https://www.anjela.org/
Isabelle Baudelet
Spéciale dédicace à Marie France Dubromel, Patrick Prado, Marie Dominique Pot, Michel Lesage
Photographies ©IB excepté le portrait d’Anjela Duval
Merci pour cette occasion de voir les films de Patrick Prado, dont j’avais entendu parler. On peut apprécier leur valeur documentaire et la force presque lancinante qui tient à ces créations imprégnées du temps qui coule, sans pitié, traversant tout.
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A reblogué ceci sur L'eau tissée des lavoirs.
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