Pour l’eau tissée des lavoirs, Paul Claudel nous parle du « Bleu Guimet » …

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 » C’est lui qu’un de nos industriels, inspiré sans doute par ces boules qui ornent l’écusson des Médicis, a cru mettre à la disposition des ménagères pour conférer au linge un éclat radieux et une sorte de super blanc. »

Paul Claudel, Positions et propositions,

Chapitre La philosophie du livre, conférence faite à Florence à L’exposition du Livre de Florence 1925

Le bleu Guimet est un pigment de thiosulfate d’aluminosilicate de sodium synthétisé au XIXe siècle par Jean-Baptiste Guimet pour remplacer le bleu outremer obtenu par broyage du lapis-lazuli. Chimiquement identique, il remplaça le bleu outremer véritable qui coûtait entre 100 et 2500 fois plus cher.
Le bleu Guimet est utilisé pour la peinture et pour l’azurage en teinturerie, en blanchisserie et dans l’industrie de la pâte à papier.

En peinture, Jean-Auguste-Dominique Ingres est le premier artiste à utiliser ce bleu Guimet dans L’Apothéose d’Homère datée de 1827…

Source wikipédia

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Le blason des Médicis
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Le manteau bleu de la Vierge par Jan Van Eyck, Annonciation 1434

Où l’on retrouve l’Odyssée..

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Jean-Auguste-Dominique Ingres, l’apothéose d’Homère, 1827

« Au Bleu Guimet ma mère lavandière à Pont Aven azurait le linge
Dans la cité des peintres ma mère azurait !! A genoux dans sa caisse, quotidiennement, été comme hiver, elle jonglait avec les matières colorées… des laines, des cotons, des soies, quelques fois des lins, et même des polyamides… des rouges, des bleus des verts, des jaunes, des gris, des noirs, des blancs… des familles lingères fatiguées d’avoir été portées, suppliciées, parfois déchirées, souvent souillées, chargées de sueur, les exhalations du labeur, tristes d’avoir été tachées, un peu raides et faisant grise mine, presque vexées, désabusées, chiffonnées… et dans l’attente impatiente d’être lavées… je les entendais presque crier cette impatience et leur détresse… et je crois bien que ma mère les entendait aussi, en vérité j’en suis sûr ! Une multi-coloritée fanée que ma mère triait respectueusement en solitaire (quelquefois avec moi, petit-enfant, pré-ado, puis jeune ado)… comme pour préserver l’intimité… un peu comme en amitié… il est vrai qu’elle connaissait certains vêtements depuis longtemps, de même certaines lingeries et draperies… le pantalon de Paul, les chaussettes de Marc, le slip de Joseph, la culotte de Sylvie, le gilet de Michel, les draps du couple Ambroise… Dans ces moments là des vies se racontaient, et que l’on veuille bien me croire : le linge sale ça parle… ça dit en un flot de mots avalants les choses de la vie, une logorrhée chuchotée pour un soulagement partagé… La profonde vérité sur les commérages au lavoir est ici… le linge parle beaucoup de sa vie au foyer, au milieu des siens… il raconte ses journées de travail, ses sorties « en solitaire », ses loisirs en famille… le linge de service et le peuple des habits, ainsi confiés pour être lavés, se confient au secret de la lavandière au coeur tendre… Et, il ne faut pas se laisser tromper, au lavoir jamais il n’est dit du mal…
En règle générale ma mère triait le linge sale à la maison, dans la cour arrière du 14 rue des meunières… Il y avait les jours du « blanc » et les jours de la « couleur ». Les jours du « blanc » étaient ceux consacrés aux draps, aux torchons et autres linges en toile qui ne déteignaient pas et supportaient la cuisson. Les jours de la « couleur » étaient réservés aux vêtements de travail et aux matières un peu rudes, les « couleurs » qu’elle triait aussi par « risque de déteinte ». Mais pour chaque journée de travail au lavoir ma mère réservait également un temps pour le linge délicat – lainages, soieries, polyamides, etc – qui était traité différemment pendant que l’autre tri, « blanc » ou « couleur », cuisait ou trempait (pré-traitement avant cuisson, javelisation et azurage après lavage). Son triage était technique, elle répartissait les pièces sales dans de grandes bassines. Parfois le linge trié était directement « mis à tremper » ou chargé dans la lessiveuse pour une « cuisson » sur la cuisinière bois/charbon règlée « à petit feu »… Le lendemain, après avoir préparé le petit déjeuner pour ses 3 hommes (mon père, moi, et mon frère utérin Louis), ma mère chargeait sur sa brouette ce linge pré-traité, et donc mouillé, et la « roulait » jusqu’au lavoir. Elle faisait souvent deux tours… Toutefois, le plus souvent – selon les circonstances, le volume de linge et la météo -, la « cuisson » et le « trempage » étaient réalisés sur le site du lavoir, alors le linge transporté était sec, et donc moins lourd. Pour ma lavandière de mère chaque journée de travail durait, régulièrement et au minimum, 16 à 17 heures !!
Le jour du « blanc » était aussi celui de l’eau de javel et du Bleu Guimet. Après la cuisson le linge était extrait de la lessiveuse et jeté sur la cale de lavage, devant la caisse à laver en bois (fabrication artisanale maison cette caisse est aussi appelée Agenouilloir ou Carosse dans d’autres régions). Cuit à la maison ce linge avait eu le temps de « refroidir », mais cuit sur place, au lavoir, il était jeté « bouillant » sur la pierre, ça éclaboussait… je me suis souvent légèrement brûlé ainsi… Ma mère s’agenouillait sur le coussin de son Carosse et brossait, savonnait, rinçait dans l’eau du bief, essorait par torsion, et recommençait à brosser, savonner, rinçer, essorer… et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle estime le linge décrassé, lavé, enfin propre… elle le jetait alors dans une grande bassine posée à une « portée de bras », ou le mettait en tas à proximité… Une fois la lessiveuse vidée ma mère quittait sa caisse, défroissait chaque pièce lavée en la secouant énergiquement puis la jetait dans une autre grande bassine remplie d’eau puisée avec un seau dans la rivière… A cette eau avait été préalablement ajoutée une dose de « javel Lacroix » variable selon le volume du trempage et le type de linge. La durée de ce trempage à l’eau de javel variait, ma mère n’avait pas de règle absolue, son coup d’oeil lui donnait la marche à suivre… Ensuite, après un nouveau cycle de rinçage/essorage manuel, le linge blanc passait systématiquement dans un trempage au Bleu de Guimet. »

Témoignage sur le blog « apport du temps »

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Image mise en avant issue du site : https://www.berget.fr/vintage/azurage.html

Merci 0. pour le glanage de ce passage de Paul Claudel.

Isabelle Segard Baudelet pour L’eau tissée des lavoirs, le 30 novembre 2019