Ils sortent la boîte en car­ton. La des­cendent avec pré­cau­tion, mais avec un cer­tain déta­che­ment, comme si ce n’était pas à eux d’exhumer un si modeste objet. Moi, je suis là, debout, dans la salle éclai­rée au néon. Un parent appelé à recon­naître le corps d’un proche.
Ils posent la boîte sur la table au centre de la pièce. À peine ont-ils sou­levé le cou­vercle qu’une odeur de camphre et de naph­ta­line me sai­sit. En un ins­tant, M. Bru­son et son assis­tant dis­pa­raissent sous un voile, ce sont deux fan­tômes qui ges­ti­culent, les bras en l’air, agi­tant des feuilles blanches.

Len­te­ment, à petits pas, sou­riant d’un air gêné, je m’approche de la table. Devant moi se trouve le man­teau, étendu au fond de la boîte comme sur un lin­ceul : raidi par le rem­bour­rage de papier, on dirait l’habit d’un mort. Des franges de papier de soie dépassent des manches, rem­bour­rées elles aussi. Je me penche davan­tage, m’appuyant sur le plan métal­lique où repose la boîte et il me semble voir à l’intérieur un pan­tin sans tête et sans mains. Plein, cor­pu­lent, le ventre saillant.
La pré­sence de M. Bru­son me met mal à l’aise. Avec son air poli, il fait sem­blant de ne pas me sur­veiller, mais je sais bien qu’il m’observe du coin de l’œil.
Je ne résiste pas au plai­sir d’effleurer la laine gris taupe, déchi­rée, éli­mée sur les bords.

C’est un man­teau croisé, fermé par une double ran­gée de trois bou­tons. Quelqu’un de plus maigre a déplacé le bou­ton­nage pour le res­ser­rer, et les traces des pré­cé­dentes attaches, des nœuds de fil noir épais, sub­sistent à l’endroit de la cou­ture. Un trou signale l’absence d’un bou­ton qui devait fer– mer le col, une éti­quette blanche au bout d’un fil rouge pend du revers de four­rure noire. Je la sou­lève, rien n’y est écrit. Je débou­tonne le man­teau à la recherche d’une marque quel­conque, le nom d’un maga­sin ou d’un cou­tu­rier. Rien.

manteau de Proust collectionneur J Guerin

M’enhardissant, je glisse les mains dans les poches, tou­jours rien. M. Bru­son s’impatiente, je le sens, mais je ne par­viens pas à me déta­cher de cette image inerte et poi­gnante. La pelisse gît ouverte main­te­nant, lais­sant voir sa dou­blure de loutre pelée et man­gée aux mites. Je ne me décide pas à par­tir. Après tout, il ne s’est écoulé que quelques minutes, et j’ai devant moi le man­teau dont Proust s’est enve­loppé pen­dant tant d’années, celui qu’il éten­dait sur ses cou­ver­tures quand il écri­vait la Recherche dans son lit. Les mots de Marthe Bibesco me tra­versent l’esprit: « Mar­cel Proust vint s’asseoir au bal en face de moi, sur une petite chaise dorée, livide et barbu, avec sa pelisse de four­rure, son visage de dou­leur et ses yeux qui voyaient la nuit. »

Je remer­cie M. Bru­son, qui range le man­teau avec déli­ca­tesse. Il le bourre à nou­veau de papier, le bou­tonne, le recouvre des grands draps de papier de soie et referme le long cou­vercle en car­ton. Il sou­lève la boîte, la replace tout en haut de l’étagère en métal. Avant de par­tir, je jette un der­nier regard der­rière moi. Sur un côté de la boîte, au feutre noir, en grandes capi­tales, est écrit : « man­teau de Proust ».

Je tra­verse à nou­veau la magni­fique cour du musée Car­na­va­let et fran­chis la porte laté­rale, par où, grâce à l’aimable sol­li­ci­tude du direc­teur, Jean-Marc Léri, j’étais entrée, au 29 de la rue de Sévigné.” 

 

Le Manteau de Proust, histoire d’une obsession littéraire, Lorenza Foschini,

Trad. de l’italien par Danièle ValinCollection Quai Voltaire, La Table Ronde Parution : 13-09-2012

 Résumé : « En discutant avec le costumier de Luchino Visconti, Lorenza Foschini apprend l’existence, au fond d’une caisse du musée Carnavalet, d’une relique hors de prix pour les passionnés de Proust : son manteau, ce grand habit noir dans lequel l’écrivain s’est emmitouflé toute la fin de sa vie, et qui reste un des détails les plus souvent rappelés par ceux qui, comme Cocteau et Morand, ont honoré sa mémoire après sa mort. »

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cocteau-proust

Proust en 1920 sous le crayon de Jean Cocteau

Le Manteau de Proust in Le Litteraire

Le manteau de Proust, de fil en aiguille : le collectionneur

 

Isabelle Baudelet pour Text ‘Styles le 27 avril 2017