Le manteau bleu d’Albertine
« Le ciel tout entier était fait de ce bleu radieux et un peu pâle comme le promeneur couché dans un champ le voit parfois au–dessus de sa tête, mais tellement uni,tellement profond, qu’on sent que le bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage, et avec une si inépuisable richesse qu’on pourrait approfondir de plus en plus sa substance sans rencontrer un atome d’autre chose que de ce même bleu. »
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu.
Manteau Mariano Fortuny 1910-1949 Musée du costume- Madrid
Exposition 11 février-27 juin 2010
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, La Prisonnière, Tome 2
B comme Bleu
La couleur bleue du manteau d’Albertine semble complexe à définir et produit l’effet d’une couleur rare et changeante, comme les reflets d’un grand velours, composé d’ombre et de lumière. D’abord « bleu sombre admirable », le vêtement semble refléter ou se confondre avec le ciel, un ciel par dessus les champs et qui « tout entier était fait de ce bleu radieux et un peu pâle », puis « tellement uni, profond, qu’on sent que le bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage », tels les « tissus brodés du ciel » du poème de W.B Yeats :
« Si j’avais les tissus brodés des cieux,
Ornés de lumière d’or et d’argent,
Les tissus bleus, les pâles et les sombres
De nuit et lumière et pénombre… »
Tissus Fortuny, Venise
M comme Mémoires :
Aux côtés d’Albertine, dans son manteau bleu de ciel, le narrateur s’enfouit dans l’étoffe et y respire les souvenirs de son enfance. Il pense à sa grand mère. Le bleu du manteau, du ciel de Versailles et celui des souvenirs des paysages de Combray se mélangent. Il voit le clocher apparaître dans le bleu à l’approche de Combray :
« On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas encore ; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les couvertures, on est arrivé. (..)
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me faisait arrêter pour le regarder. »
Après la « disparition » d’Albertine, son manteau bleu ne cessa de hanter la mémoire du narrateur.Et c’est en se rendant à Venise, au cours d’une visite au Musée de l’Académie, qu’il la « retrouva » brusquement, en contemplant un tableau de Vittore Carpaccio (1465-1525). Il y vit le personnage qui aurait servi de modèle au créateur de tissus vénitien, Mariano Fortuny, pour le manteau d’Albertine, ce vêtement qui dit soudain tellement l’absence.
« tout à coup je sentis au cœur comme une légère morsure. Sur le dos d’un desCompagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d’or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l’emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu’Albertine avait pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j’étais loin de me douter qu’une quinzaine d’heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu’elle devait appeler dans sa dernière lettre «deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter», elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny, qu’elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n’avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c’était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l’avait pris, c’est des épaules de ce compagnon de la Calza, qu’il l’avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes ignoraient comme je l’avais fait jusqu’ici que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l’Académie de Venise.
Compagnon de la calza dans Le patriarche du grado exorcisant un possédé , Carpaccio.
Croquis de Mariano Fortuny, d’après Carpaccio, Le cycle de la vie de Sainte Ursule. Musée Fortuny
Manteau Fortuny. Musée du vêtement- Madrid
T comme tissu:
On découvre pour la première fois les étoffes et tissus créés par M. Fortuny, dans l’oeuvre de Proust, en lisant ce passage extrait de A l’ombre des jeunes filles en fleurs :
« Albertine écoutait avec une attention passionnée ces détails de toilette, ces images deluxe que nous décrivait Elstir. « Oh ! je voudrais bien avoir les guipures dont vous me parlez, c’est si joli le point de Venise,s’écriait–elle ; d’ailleurs j’aimerais tant aller à Venise ! »
Point de Venise, dentelles, 1904.
— Vous pourrez peut–être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu’on portait là–bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu’un artiste de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu’avant quelques années les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles, dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses patriciennes, avec des dessins d’Orient. »
Manteau du soir, Fortuny, vers 1910, velours de soie bleu glacier estampé à l’or et l’argent
Gérard Macé , Le manteau de Fortuny
« Ces parures de l’artiste vénitien sont les parures de ce temps que l’on perd et retrouve à l’intérieur du récit dont ils ont l’épaisseur apparente et la légèreté irréelle »
Gérard Macé , Le manteau de Fortuny
©Marie France Dubromel
©Marie France Dubromel Merci à la Mercerie Ambulante
E comme écriture
Pour bâtir son récit « telle une robe », Proust s’est documenté..
Manuscrits, A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Extraits des lettres de Marcel Proust à Maria de Madrazzo :
« A défaut un renseignement précis sur telle robe, tel manteau (Il n’a jamais fait de souliers) de tel Carpaccio. Carpaccio est précisément un peintre que je connais bien , j’ai passé de longues journées à San Giorgio dei Schiavoni et devant Ste Ursule, j’ai traduit tout ce que Ruskin a écrit sur chacun de ses tableaux,… Il n’y a pas de jour que je ne regarde des reproductions de Carpaccio, je serai donc en terrain familier…..
J’ai tout de suite reconnu le tableau extraordinaire qui s’appelle je crois la Ste Croix et représente une cérémonie d’exorcisme par le patriarche de Venise, un des Carpaccio où ce peintre divin a le plus librement et le plus réalistement évoqué la Venise de son temps. C’est à ce point de vue, documentaire comme du Gentile Bellini tout en étant comme art infiniment supérieur et du plus ravissant Carpaccio. Si vous vous rappelez le manteau, il y a là toute une floraison de cheminées évasées, aussi belles qu’une floraison de tulipes, et dont je ne serais pas surpris qu’elle ait q.q. peu inspiré certains petits «Venise» de Whistler. Quant aux compagnons de la Calza je me les rappelais mieux dans la vie de Ste Ursule où Carpaccio n’a eu garde de les oublier et en retrouver ici avec joie. Mais je n’ai pas le tableau assez présent à l’esprit pour me rappeler les couleurs.
Donc quand vous verrez Fortuny vous me ferez grand plaisir en lui demandant la description la plus plate de son manteau, comme ce serait dans un catalogue disant étoffe, couleurs, dessin, (c’est le personnage qui tourne le dos n’est-ce pas?). Cela me serait infiniment précieux car je vais faire tout un morceau là-dessus. »
à Maria de Madrazzo en février-mars 1916- publiées dans BSAMP n° -3-1953
Il est un autre personnage de dos, peint par V. Carpaccio dans le cycle des neufs toiles sur la vie de Sainte Ursule, qui aurait pu inspirer un manteau bleu : celui figurant dans « Le retour des ambassadeurs anglais. »
Et puis je ne résiste pas à vous montrer cet autre manteau bleu peint également par Vittore Carpaccio.. Mais çà, c’est une autre histoire.
La fuite en Egypte, V. Carpaccio, 1500
Il est possible aussi que Proust ait puisé dans ce récit de Henri de Régnier, L’Altana ou la vie Vénitienne, chapitre « Veduta di Venezia ». L’ ouvrage est paru en 1927/28, mais peut-être a-t-il pu en prendre connaissance dans une revue.
Nous sommes en septembre 1906, Henri de Régnier visite le palais Fortuny:
Tels des fils du manteau bleu d’Albertine, glanés par Marie France Dubromel, sur la route vers le palais Fortuny
« Un velours d’un bleu étrange, sourd, profond et pur, un velours même de la nuit. »
Isabelle Baudelet pour Text’Styles le 18 mars 2017.
En souvenir de ma grand mère Albertine, disparue le 18 mars 2015
Mes grands-mères dans le jardin d’Albertine en 1984 :Albertine Legras, à droite, aux côtés de Marie Thérèse Baudelet.
» Bouquets de fleurs le soir, fumée qui monte ; et le cri des corneilles qui tombe du haut des airs en octobre- Rien ne remplace l’enfance. Il suffit d’une feuille de menthe pour qu’elle revienne et du liseré bleu d’une tasse »
Virginia Woolf, Mrs Dalloway dans Bond Street
Des tissus et des fleurs on en revient à l’odeur d’enfance d’un jardin. Celui de la mémoire. Merci, Isabelle, de ces images et de finir par les deux grands-mères au jardin d’Albertine. La boucle du fil doucement se referme.
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Merci Sylvie pour ta présence dans ce paysage textes tissus mémoire..
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