« Il faut se souvenir, avec Lucrèce, que la reconnaissance tragique de la chute est la condition de l’exercice spirituel – ici de la composition poétique, autrement dit la condition d’une allégresse. »
Stéphane Bacquey sur Emmanuel Hocquard, Un privé à Tanger Cahier Critique de Poésie.
« La dimension de la chute peut-être très variable, elle peut être un simple retombé relativement court, ou descendre jusqu’au sol... » Dictionnaire des textiles (Baum/Boyeldieu).
Degas, Etude de drapé.
L’emploi de ce terme en couture ou tapisserie d’ameublement daterait de 1762. C’est à dire, coïncidence, au moment où la Rome antique et les causes de sa chute suscite de nouveau l’intérêt, entre la parution de Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence 1734 de Montesquieu, , et la traduction en français de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain 1776 par Edward Gibbon.
Les Romains de la décadence, Thomas Couture, 1847.
« L’élévation d’une ville qui devint ensuite un empire, mérite, par sa singularité presque miraculeuse, d’exercer les réflexions d’un esprit philosophique ; mais la chute de Rome fut l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur. » Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain 1776
En atterrissant à l’aéroport de Ciampino, après un cours envol de deux heures, je n’ai qu’une hâte, ayant à peine aperçu les premiers pins parasols, c’est de me retrouver à la gare Termini, de prendre le métro pour rejoindre le passage secret, celui par lequel j’aime arriver dans Rome.
J’aime cet itinéraire choisi : après le métro Circo Massimo, descendre la longue avenue, les yeux rivés sur l’esplanade et ce qu’il reste du cirque, s’engouffrer vers le Tibre à travers la bocca della verità, passer par le ponte Palatino, s’arrêter devant le très émouvant ponte rotto, puis direction mon quartier préféré : le Trastevere.
Parfois, au lieu de filer tout droit vers Santa Maria, je bifurque vers une autre église, un peu plus à l’écart : Sainte Cécile du Trastevere
En entrant dans l’église, le doigt posé sur la bouche, c’est au silence que l’on invite. Chut ! Sainte Cécile parait dormir.. Silence, je reste sans voix, devant cette beauté muette, semblant tomber de sommeil. Sainte Cécile est tombée, sur le carrelage de sa salle de bains.
« Rejetant une exécution publique elle fut condamnée à être enfermée dans la salle de bain (sudatorium) de sa propre maison à Trastevere et à suffoquer par la vapeur. Le foyer fut chargé à sept reprises de sa charge normale. La chaleur et la vapeur n’eurent pas raison d’elle. Lorsqu’elle tomba inconsciente, au bout d’un jour et une nuit le préfet en colère ordonna de la décapiter.
A la vue de la sainte, le soldat envoyé perdit courage et tremblant frappa à trois reprises, mais en vain. La loi romaine interdisant le quatrième coup, elle fut abandonnée gisant dans son sang. Aussitôt les chrétiens se ruèrent dans la maison et essuyèrent les blessures avec les habits de lin, sans la bouger du sol. » nous disent ses hagiographes racontant son martyr dans les années 220.
Quatorze siècles plus tard, à la suite de fouilles archéologiques faites en la basilique, on découvre le cercueil de bois précieux dans lequel le pape Pascal Ier avait enfermé les reliques en 821. Parmi ceux qui ouvrirent le cercueil se trouvait le pape Clément VIII. Voici ce qu’ils virent :
« […] elle était couchée sur le côté droit, les genoux légèrement repliés, une étoffe de soie verte, rayée de rouge sombre, l’enveloppait tout entière et dessinait parfaitement ses lignes ; sous le voile, une robe d’or, maculée de sang, brillait vaguement. En voyant cette jeune sainte, qui semblait dormir, les spectateurs furent saisis d’un profond respect ; personne n’osa enlever le voile […]. Clément VIII, quand il vint, à son tour, de Frascati, contempler la merveille, voulut qu’elle demeurât intacte, et il ordonna d’enfermer l’antique cercueil de bois de cyprès dans une enveloppe d’argent semée d’étoiles. »
Bulletin de littérature ecclésiastique, 1923, cité in Ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, G. Didi Huberman, 2002.
La chute du corps de Sainte Cécile s’est transformé en chutes de tissus. Et ce reste, ce quelque chose devient, comme en couture, ce que l’on veut. L’imagination peut alors se déployer.
En 1600, le sculpteur Stefano Maderno immortalise dans le marbre la posture de Cécile, couchée sur le côté, offrant aux regards sa nuque entaillée, la tête enveloppée d’un voile.
(2)
« Mais quittons l’église de Santa Cecilia, et cette statue toute chiffonnée..Quittons les marbres, les saintes reliques et les odeurs d’encens. Sortons à l’air libre, nous nous retrouvons au coeur du Trastevere, ce quartier « sauvagement populaire de Rome », ainsi que l’appelèrent les frères Goncourt. (..) les draps qui pendent de fenêtre à fenêtre, l’intimité des lits qui s’expose dans la rumeur des rues comme une draperie insouciante (..) le sol les pavés, les tas de toutes sortes, les haillons (..)
« Et de toutes les fenêtres, de tous les balcons, sur des cordes jetées d’une maison à l’autre, en travers de la rue, pendaient les lessives des ménages, un pavoisement de loques sans nom, qui étaient des drapeaux symboliques de l’abominable misère. » (E. Zola, Voyage à Rome)
Tels sont bien le déclin, la chute de Ninfa. C’est une chute dans la misère contemporaine. » (2)
C’est comme une rage que rien n’apaise. Chaque
coup renforce sa vigueur. La chute donne la mesure
du pas.
Claude Royet-Journoud
Théorie des prépositions, 2007
Isabelle Baudelet pour Text’Syles, le 15 janvier 2017
Sources :
1 La peau du mort, enveloppes, écrans, ectoplasmes par Christine Bergé, Cairn info
2 La ninfa moderna, essai sur le drapé tombé, Georges Didi Huberman
Sainte Cécile de Trastevere, Stefano Maderno, 1600