« À mes moments perdus, j’apprends à marcher à une statue. Étant donné son immobilité exagérément prolongée, ce n’est pas facile. Ni pour elle. Ni pour moi. Grande distance nous sépare, je m’en rends compte. Je ne suis pas assez sot pour ne pas m’en rendre compte. »

Henri Michaux, La vie dans les plis

Un chef d’œuvre de la sculpture occidentale se trouve, immobile depuis 1405, au creux d’un endroit replié. Il s’agit du vestige d’un calvaire, sculpté à Dijon par Claus Sluter, « Ymagier » de Philippe le Hardi. Il porte le nom de Puits de Moïse. Pour le trouver, le parcours relève à lui seul d’un lent et patient dépliage. Situé au milieu d’un puits, enserré dans un édicule de pierres, au centre d’un carré de haies, réminiscence de l’ancien cloître de la Chartreuse de Champmol.  Il faut de nos jours oser pénétrer dans l’enceinte du Centre Hospitalier Spécialisé de Dijon, serpenter parmi les pavillons neufs et anciens, franchir la porte du surprenant -en cet endroit- bâtiment de l’office du tourisme, et se faire ouvrir la porte, un tour de clef et….

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Nous voici face à Jérémie, David, Moise, Isaïe, Daniel et Zacharie.

Au sommet des anges de la douleur et de la compassion assurent la transition vers la pièce manquante : la grand Croix  (aujourd’hui disparue) et la passion du Christ (dont le buste est conservé au musée archéologique de Dijon). L’ensemble était conçu comme un récit entre Ancien et Nouveau Testament.

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Malgré la fixité des statues, à l’image du regard impressionnant de Zacharie, tout n’est que mouvements et boucles infinies : le tour que l’on fait forcément plusieurs fois, cercles inlassablement recommencés depuis le début du XVeme siècles, les yeux en l’air, le regard oscillant de détails en détails : de la contemplation  des chaussures des prophètes et aux visages si expressifs des anges. On se perd dans les plis, les plis des tissus, les plis de l’âme, les plis de l’Ecriture entre rouleaux et livres. Les drapés suggèrent la richesse et le poids des étoffes, mais aussi le mouvement des corps apparemment immobiles des anges et des prophètes.

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« Ce dédale trompeur où l’oeil s’égare incertain, pris de vertige, ne sachant où se fixer et jusqu’où il est entrainé. N’est-ce pas là une manifestation de ce changement de surface continuel, et qu’on ne saurait percevoir en aucun point, qui est un des premiers éléments de la beauté »

Burke, Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du Sublime et du beau, 1757, cité par M. R. Schiele, in Inquiétudes Textiles .

De l’or et des couleurs de Jean Malouel et d’Hermann de Cologne, il reste des traces splendides. A force de tourner, je plonge dans l’enchevêtrement des tissus et des textes.

Les anges sont vêtus d’aubes et de dalmatiques, c’est à dire les tuniques que les diacres revêtaient par dessus leurs habits.

 

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Jérémie vêtu d un manteau d’or doublé de vert et d’ une tunique azurée, tient entre les mains le livre des Lamentations, dont le phylactère porte cet extrait :  » O vos omnes qui transitis per viam,  attendite et videte si est dolor sicut dolor meus » / « O vous qui passez sur le chemin, regardez- moi et voyez s’il est douleur semblable à la mienne. »

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David, le plus majestueux de tous, porte un manteau de drap d’or doublé d’hermine et une tunique étoilée d’or. ll a écrit prophétiquement le psaume 22 :  » Foderunt manus meas et pedes meos, numerarunt ossa » / Ils percèrent mes mains et mes pieds. Ils nombrèrent mes os. « 

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Moïse, en tunique rouge et  manteau d’or doublé d’azur, semble surgir du Sinaï. Lui dont il est dit dans l’Exode que le rayonnement intense du visage, après avoir reçu les Lois et les Commandement de Dieu, l’obligea à se recouvrir d’un voile pour s’adresser à son peuple :

Les Israélites regardaient le visage de Moïse
et voyaient que la peau du visage de Moïse rayonnait ;
Moïse remettait alors le voile sur son visage

Livre de l’Exode
(chapitre 34, versets 27 à 35)

Il tient les tables de la Loi à la main droite, et un parchemin où figure cette phrase en lettres gothiques : « Immolabit agnum multitudo filiorum Israhel ad vesperam » / Au soir la multitude des fils d’Israël immolera l’Agneau.

 

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Isaïe, en surcot confectionné d’étoffe d’or broché de rouge et de bleu,  fait cette prédiction : « Sicut ovis ad occisionem ducetur, et quasi agnus coram tondente se obmutescet et non aperiet os suum » /  » Il sera conduit à la mort comme une brebis, et, comme un agneau devant le tondeur, il se taira et n’ouvrira pas la bouche »

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Daniel enveloppé d’un manteau d’or doublé d’azur, portant un chapeau azur, des souliers brunâtres recouverts d’une sandale dont les courroies et la semelle étaient dorées, prononce un oracle :  » Post hebdomadas sexaginta duas occidetur Christus » / Après soixante-deux semaines, Christ sera tué »

Zacharie, en tunique verte, manteau d’étoffe azur brodé de grands feuillages d’or, annonce la trahison de Judas : « Appederunt mercedem meam triginta argenteos »/ « Ils ont estimé ma rançons à trente deniers d’argent »

 

Désormais le pli est pris de voir et de revoir encore le puits de Moïse.

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Isabelle Baudelet, pour Text’Styles le 21 octobre 2016

Visite le 18 octobre 2016

Source : Site du Musée des Beaux-Arts de Dijon